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Le Panier à Salade propose une sélection hebdomadaire de liens de l'actualité police-justice.

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Interview

Virginie Gautron est maître de conférences en droit pénal à l’Université de Nantes. Elle détaille les politiques de lutte contre l'usage de stupéfiants en France, et revient sur l'amende forfaitaire délictuelle pour usage de stupéfiant, qui a été votée l'an dernier et pourrait être prochainement mise en place par les parquets.

Le Panier à salade : Quel est actuellement la stratégie en France de pénalisation sur l'usage de stupéfiants en général, et du cannabis en particulier ?

Virginie Gautron : En France, l’usage de stupéfiants est puni d’un maximum d’un an de prison ferme et de 3750 euros d’amende (art. L3421-1 du Code de la santé publique), sans différenciation selon la quantité ou le type de stupéfiants. C’est cependant un interdit théorique : c’est relativement rare que pour un simple usage, sans infraction associée et sans antécédents judiciaires, a fortiori de cannabis, il y ait une peine de privation de liberté. La première réponse pénale est souvent un rappel à la loi. Il y a donc un décalage énorme entre l’interdit légal et la pratique, et heureusement, ai-je envie de dire, car envoyer tous les consommateurs en prison serait inefficace et très problématique. Pour autant, ce décalage énorme décrédibilise la loi.

Mais ces pratiques s'entremêlent avec les logiques managériales dans la police ou les parquets. Les stupéfiants, c’est un moyen idéal d’améliorer le taux d’élucidation pour la police, un indicateur permettant de mesurer leurs résultats, car toute interpellation d’usager correspond à une affaire élucidée. Donc ça pousse à beaucoup contrôler les usagers de stupéfiants, c’est moins coûteux en temps et en personnel que de démanteler un trafic. Il y a donc de plus en plus d’usagers qui se font interpeller, environ 170 000 ces dernières années, mais bien peu de trafiquants. 

Les policiers vont ensuite renvoyer les usagers vers le parquet. Or, l’indicateur de résultat du parquet, c’est le taux de réponse pénale. Comme ce taux doit être élevé, ils ne décident quasiment plus jamais d’un classement sans suite : dans 98% des cas, il y a une réponse pénale. Dans l’échelle des réponses pénales, la mesure la moins sévère est un simple rappel à la loi. Il peut également prononcer une amende, soit dans le cadre d’une alternative aux poursuites, soit d’une ordonnance pénale délictuelle qui est cette fois une condamnation au sens strict du terme.

Ces réponses varient en fonction des parquets. Elles dépendent de la représentation de l’usage des drogues par les magistrats. Elles varient aussi pour des raisons structurelles, notamment la part des stupéfiants dans la délinquance qu’ils ont à traiter. Entre la Creuse et Bobigny, les réponses ne seront pas les mêmes. Et dans une même région, en Pays-de-la-Loire, que je connais bien, entre Nantes et La-Roche-sur-Yon, par exemple, il y a une différence de traitement. En Creuse, ou en Vendée, on va glisser vers des poursuites pour des quantités plus faibles. A Bobigny, il y aura beaucoup plus d’alternatives aux poursuites et des sanctions plus sévères seront réservées aux usagers détenant des quantités plus importantes.

Parmi les alternatives aux poursuites existantes, il y a aussi des stages de sensibilisation ou l’obligation de rencontrer un professionnel de santé dans une structure de soin pour parler de sa consommation. Pour ces dispositifs, un peu plus qualitatifs, il faut des intervenants non judiciaires qui acceptent et soient en mesure de participer. Dans un département où il y en a peu, même si le parquet souhaite mettre en place une telle mesure, il ne peut donc pas forcément.

Comment évolue la lutte contre les stupéfiants ?

VG : C'est compliqué de cerner comment évoluent les réponses pénales sur les stupéfiants. Les statistiques dont on dispose sont peu fiables à cause des différences de qualification, très variables selon le territoire. Par exemple, si une personne détient 20 grammes de cannabis, certains paquets retiennent un usage, d’autres une détention. En matière de petits trafics de stupéfiants, quand les preuves manquent, les parquets retiennent parfois une détention, voire un usage. Il faut donc manier les chiffres avec une grande précaution.

Une chose est sûre, On poursuit de plus en plus de monde. Et cela a des effets importants. Quand on fait l’objet d’une alternative aux poursuites, c’est inscrit dans le traitement des antécédents judiciaires (TAJ), mais ce n’est pas inscrit au casier judiciaire. Or, ces alternatives sont de plus en plus souvent remplacées par une ordonnance pénale délictuelle, qui est considérée comme une véritable condamnation pénale et qui est inscrite au casier. 

Après un rappel à la loi, des usagers qui se faisaient interpeller à nouveau pour simple usage de stupéfiants n’étaient pas considérés comme récidivistes. Avec l’ordonnance pénale, ça change : c’est considéré comme une récidive donc les peines s’aggravent.

Plus largement, au niveau budgétaire, énormément d’argent a été mis sur la table ces dernières années pour la répression. A l'opposé, les budgets pour les soins et la prévention sont en baisse. C’est antinomique à la loi de 1970 qui déclare que les stupéfiants sont avant tout un problème de santé publique.

L'idée que les stupéfiants, et notamment le cannabis, sont dépénalisés de fait, est donc totalement fausse. La répression est de plus en plus forte, mais sans le moindre effet sur les niveaux de consommation, puisque la consommation est majeure dans le pays, et plus importante que dans les pays voisins.

Une amende forfaitaire délictuelle pour la consommation de stupéfiants a été votée en novembre dernier. En quoi diffère-t-elle de la stratégie de contraventionnalisation également évoquée, notamment concernant le cannabis ?

VG : Au départ de la mission parlementaire qui a abouti à l’introduction de l’amende, les deux parlementaires en charge n’étaient pas d’accord et envisageaient des solutions différentes. La majorité a considéré que les sanctions ne seraient plus dissuasives si on passait à un niveau contraventionnel. Les parlementaires ont donc opté pour l’amende forfaitaire délictuelle (AFD), même si beaucoup pensent que c’est une contraventionnalisation.

En vérité, on en est loin. La contraventionnalisation, pour rappel, c’est descendre l’usage au niveau d’une contravention, donc une infraction moins grave qu’un délit. Je suis plutôt favorable à la légalisation, mais la contraventionnalisation aurait été à mon sens un moindre mal. Avec l'AFD, l'usage reste un délit, la condamnation est inscrite au casier judiciaire, même si les députés ont finalement décidé qu’elle ne pourrait compter. Mais comme c'est un délit et que l’AFD est assimilée à une véritable condamnation délictuelle, en cas de nouvelle interpellation, il y aura une aggravation de la peine : si un condamné par AFD se fait reprendre, comme les parquets fonctionnent avec une logique de gradation de la sévérité des réponses pénales, il y aura forcément une poursuite pénale la deuxième fois.

Par ailleurs, quels que soient les revenus des personnes, ce sera la même amende pour tout le monde. Une personne aisée qui se fera arrêter ne sentira pas passer l’amende, mais ce n'est pas le cas de tout le monde. Ça signifie aussi la fin des réponses sanitaires et sociales : la réponse ne sera que purement administrative et financière.

Sur le plan procédural, c’est également catastrophique. Ce sont les policiers qui se font juges et le contrôle du parquet n’est en pratique pas possible, puisque les amendes seront gérées par l’ANTAI, à Rennes (Ille-et-Vilaine). Le parquet va certes donner des consignes – des directives permanentes – mais si les policiers n’ont pas envie de respecter les consignes, le parquet ne verra jamais la procédure. Pour l’instant, l’AFD n’est pas encore mis en place, les parquets sont dans l’expectative. Certains sont défavorables au principe, mais la justice étant ce qu’elle est, beaucoup vont appliquer ce type de dispositifs pour désengorger les tribunaux.

L’AFD posera aussi un problème dans les quartiers populaires et pour les personnes ayant peu de ressources. L’amende, c’est 150 euros immédiatement, 200 euros dans un délai de droit commun, et si elle n’est pas payée, ça passe à 450 euros. On sait très bien que dans un certain nombre de groupes sociaux défavorisés, certaines personnes ne paieront pas immédiatement et attendront qu’on leur réclame le versement de l’amende. Un certain nombre de personnes, notamment les jeunes, se retrouveront donc avec une amende de 450 euros, et même si elle est ensuite contestée, le texte est verrouillé : il limite l’aménagement de la somme par les magistrats ; ils ne peuvent pas aller en deçà, sauf circonstances exceptionnelles. On ne pouvait pas imaginer pire réforme que cette AFD.

Peut-on faire un lien entre la logique de l'AFD et les verbalisations actuelles sur les contrôles de confinement ? Un avocat notait que c'était là aussi la police qui fait la loi...

VG : On a vu dans la presse les verbalisations les plus caricaturales. Les policiers et les gendarmes ne sont pas tous comme ça, mais effectivement, ces exemples montrent l’importance d’un contrôle effectif par le parquet. Lorsqu’il y a une vraie possibilité de contrôle, les policiers sont plus en difficulté pour interpréter la loi et les textes dans un sens ou dans un autre. Pour l’amende forfaitaire délictuelle en matière de stupéfiants, à partir du moment où le contrôle du parquet sera est inexistant, ça peut effectivement générer un certain nombre de dérives.

A cela s'ajoute la difficulté de la contestation. Les publics marginalisés ne sont pas des publics qui saisissent habituellement la justice pour se plaindre. Ils se contenteront souvent de ne pas payer l’amende, qui va donc augmenter, et faute de paiement, le parquet pourra poursuivre. C’est un système qui peut générer un certain nombre de dérives importantes. J’espère que, pour beaucoup de parquets, il y aura des résistances dans la mise en place des AFD.

Est-on loin alors de la légalisation ?

VG : Je suis pessimiste sur la possibilité d’aboutir à une légalisation en France. Déjà, il y a des résistances de la police, notamment parce qu’elle perdrait une partie de ses pouvoirs de contrôle, voire de placement en garde à vue. Pourtant la lutte contre les drogues participe amplement aux inégalités devant la loi, en partie du fait des discriminations policières. Nous n’avons pas ce type de statistiques en France, mais aux Etats-Unis, à niveau de consommation identique, les afro-américains sont beaucoup plus souvent interpellés et condamnés pour usage de stupéfiants. Au-delà des contrôles au faciès, il y a des différences en fonction de l’âge. Une personne plus âgée va fumer chez elle, alors qu’un jeune aura tendance à plutôt consommer à l’extérieur. Ceux qui sont visibles par les forces de sécurité, ce sont les plus jeunes, et les plus marginalisés.

Politiquement ensuite, si ça aboutit un jour, j’ai tendance à penser que ce sera plutôt grâce à un gouvernement classé à droite. La gauche craint toujours qu’on la voit comme un parti laxiste et manque de courage pour adopter une telle politique, quand bien même des pays moins répressifs obtiennent de bien meilleurs résultats. Il y a une mission qui a été lancée à l'Assemblée nationale «sur la réglementation et l'impact des différents usages du cannabis», pour laquelle j'ai été auditionnée. Mais c'est une mission sur une longue période, et je sais pense que jusqu'aux prochaines élections présidentielles, il ne se passera rien.

En France, une logique politique et moralisatrice prédomine. La santé publique et la prévention passent au second plan. Cela créé des paradoxes : les logiques sont de plus en plus répressives sur la question des drogues, alors que sur la consommation d’alcool, il y a des assouplissements de la loi Evin, des publicités sur les arrêts de bus… Les jeunes ne sont pas dupes face à de telles incohérences. Ça place les professionnels de santé ou éducateurs qui font de la prévention dans une position compliquée. Ils peinent à faire comprendre que la drogue est interdite au nom de la santé publique, puisqu’un tout autre sort est réservé à l’alcool.

 

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Comme les précédentes, cette édition a été préparée par Alexandre Léchenet. Retrouvez-nous sur notre site.



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